mercredi 24 novembre

La météo annonçait du mauvais temps. J’ai préparé le matin un abri près des cabanes avec une grande bâche blanche de tissus enduit. C’est là que nous irons, les enfants, cet après-midi. J’ai mis de côté de la pâte à papier préparée il y a quelques jours pour la mêler à l’argile et la renforcer. Voilà qui devrait nous permettre de faire un peu de modelage avec le limon extrêmement ductile de la rivière : une activité artistique, cela me manquait. Ça y est, nous avons compté les effectifs, les défections pour cause de grippe et les nouvelles recrues libérées des activités VTT en ce milieu d’automne, et nous avons pris comme tous les mercredis le chemin des roures en tournant le dos au village et en longeant la haie. Celle-là, je me demande quand et comment nous prendrons le temps de jouer à l’étudier. Mais, tiens, le cynorhodon est mûr, regardez. Est-ce que vous savez qu’est-ce que c’est ? M. oui. M. est un enfant cultivé. Réponse : « du gratte-cul ». M. aujourd’hui a besoin de se dévergonder. Soit. Mais est-ce que cela va m’aider à leur en faire goûter ? Il y a ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas, et ceux qui ne veulent pas mais qui voudraient finalement bien essayer, et ceux qui trouvent cela bon mais qui n’en veulent plus, et ceux qui trouvent cela trop dégueu mais tout compte fait veulent en reprendre. Qu’avons-nous mangé ? Les enfants ne le savent déjà plus. J’ai comme l’impression bizarre d’avoir assisté à une dégustation touristique de durian, ou de jacques mûri, de sapoti, ou que sais-je d’autre d’exotique. Saveurs du monde lointain, sauvage, extravagant des baies de la haie.

Le troène, attention : pas manger !

 

À mi-chemin, je réalise que j’ai oublié la pâte à papier. Il y a la découverte des sens, mais j’aime bien avoir une activité aussi, des gestes, des savoirs-faire, à leur proposer. Bon, nous trouverons...

Arrivés aux cabanes, les uns améliorent le bâti. D’autres partent à la rivière chercher le limon, et savez-vous où est le meilleur ? Pensez-vous qu’il est sur le bord du gisement où l’on accède sans s’embourber, ou en son centre, là où il vaudrait mieux ne pas aller sous peine d’enfoncer ses bottes jusqu’aux genoux et de les y laisser collées ? Devinez...

On pourrait croire que les enfants en tireront une leçon. Mais regardez seulement dans quelle situation s’est mise E. qui la semaine dernière a voulu à tout prix construire des ponts et s’est retrouvée trempée, allongée dans la rivière ?

 

Les enfants sont revenus avec des sceaux et des habits plein de terre. Difficile, à modeler comme je l’avais anticiper. Ils l’étalent finalement sur le tronc d’un arbre, à l’abri, et gribouille dessus avec des bâtons trouvés à terre. Tiens, cela me donne une idée. Oui, c’est bien ce que je croyais : voilà un enduit idéal pour coller de petits tessons de feuilles mortes, herbes et branchages, et composer une mosaïque. C’est un peu le « jeu de peindre » d’Arno Stern, version Thoreau ou London, dans les bois et l’appel de la forêt. A fleur d’écorce, une fleur, une branche, inattendu a poussé. Ou encore, clin d’oeil à Humboldt, un « tableau de la nature ». Personne ne prête attention à moi. Tant mieux : il y a là quelque chose, la semaine prochaine, qui pourra être plus assumé et mis en œuvre. À méditer.

Mais qui apprend et qui enseigne ici ? C’est à se demander. Pour ceux que le sujet intéresse, j’en ai fait un poème l’année dernière. Voilà ce que cela donnait :

 

Le vent pour semelle

l’herbe sous le pied

le bâton à la main

l’argile au front

les mûres sur les lèvres

au tympan de la ripisylve

des chants d’oiseaux de tous les noms

mais, dis-moi, où est ton professeur ?

Qui est-ce ?

Mettre dehors

 

marcher dans le sable

Rouler les galets

jeter des pont

faire des barrages

tresser le saule

au bord du chenal tressé

brûler le bois flotté

Eh ! Qui vous apprend à vivre ici ?

Alors ?

Mettre dehors

 

Notes des oiseaux

le son de la rivière

bulle teinte et livrée des prés

liaisons incarnées

l’appel du sous-bois

dans le bassin-versant

l’horaire s’est écoulé

Mais il y a-t-il quelqu’un qui enseigne enfin ?

Quelqu’un ?

Mettre dehors

 

Le libre et le planifié

le raide et le plat

la neige et la pluie

la ronce et la plaie

le vide et le plein

preuves de la vie

épreuves de la journée

Bon sang, qui donne cours ici ?

Alors ?

Mettre dehors

Mettre dehors

Mettre dehors

 

 

Je regarde maintenant la fille, plus jeune que les autres, L., que l’on nous a confié car son frère venait et que cela arrangeait la vie de la maisonnée. Elle est la seule à ne pas faire partie de la même école. Elle est là, à l’abri, assise sur un rondin entre E. et H. a taillé un bâton et le bout de gras. E. et H. sont là, à l’aise, comme si cela avait toujours été le cas. Elles l’initient. Ou je me trompe, ou quelque chose a réussi ici ? Si ?

Mais la neige n’est pas loin et la pluie ne faiblit pas. Si nous hâtions le retour pour une fois ? Et c’est toujours là, les jeux finis, que les moments deviennent difficiles et que l’on réalise que l’on a vraiment, vraiment froid.

Comme je l’ai déjà commenté ailleurs, le proverbe venu des pays nordiques dit qu’il n’y a pas de mauvais temps, mais qu’il n’y a que de mauvais habits. Certes : n’empêche qu’ils ont bien inventé des maisons eux-aussi…